Quand Mme D.C. entre dans le bureau, je sens tout de suite que quelque chose cloche : son regard est fuyant et vaguement apeuré. Elle s’assoit et commence à me parler, sans me regarder. Je comprends à peine quelques mots de français par ci par là, mélangés à d’autres en portugais, mais j’entends surtout « république » et je crains le pire.
Après quelques questions, ma crainte est confirmée : elle veut écrire au président de la République. C’est un exercice qu’on me demande parfois et que je déteste au plus haut point. Je ressens une irritation à la fois contre la naïveté des gens de croire que le président peut tout, et contre tout ce qui les a désespérés et les pousse à tenter ce moyen singulier pour arriver à la résolution de leur problème.
Mais pourquoi, elle, veut-elle écrire ?
Elle me tend une lettre manuscrite que je lis. Les propos sont incohérents : elle parle un peu de sa situation personnelle, de façon très décousue, mais surtout de promesses du président non tenues, d’affirmations ou d’actes qui démoralisent les gens en France, et aussi de Jésus-Christ, « notre maître à tous qui voit et juge tout ». Il est hors de question d’adresser un tel courrier à qui que ce soit, et encore moins au président de la République.
Je continue les questions. Elle est sans papiers et a déposé une demande de titre de séjour depuis 2001… ou 2004. Je suggère de relancer son dossier et lui réclame les courriers de la préfecture, le récépissé de demande qu’elle a dû avoir. Non, elle a tout laissé chez elle. Elle recherche quelque chose dans un livre – une bible me dira-t-elle plus tard – qui contient des morceaux de papiers entre les pages, mais ne sort finalement rien.
Je rétorque qu’il va être très difficile pour la présidence de relier son courrier à un dossier si on ne mentionne aucune référence : ça semble lui passer par-dessus la tête.
Puis elle se lance dans un discours incompréhensible pour moi, où, encore une fois, je discerne difficilement quelques mots. Et je constate qu’elle s’enflamme dans ses propos, qu’elle est indignée, voire exaltée. Il est question de promesses non tenues et de comptes à rendre à Dieu quand on ne suit pas ses enseignements ni ceux de la bible, même quand on est « présidenté ».
Pendant qu’elle parle, je cherche vraiment à comprendre tout en me répétant « J’comprends rien. Qu’est-ce qu’elle dit ? ». Mais je me demande surtout ce que je vais bien pouvoir faire pour elle et, si je dois l’éconduire, quel prétexte compréhensible pour elle je vais bien pouvoir invoquer.
Puis elle finit en disant « Tu fais la lettre au “présidenté”, c’est bien, tu veux pas la faire, tant pis. »
« Je veux bien faire la lettre mais je veux comprendre ce que vous voulez lui dire : vous demandez des papiers et vous dites surtout que vous n’êtes pas contente de ce qui se passe dans ce pays ? »
Elle acquiesce.
Je prends une longue et discrète inspiration et me résous à écrire le courrier.
J’y parle un peu d’elle, sans rien réclamer, un peu de la politique d’immigration actuelle, en critiquant légèrement, et un peu de Dieu : Vous avez fait des promesses pour aider les femmes sans papiers mais, dans les faits, on s’aperçoit que vous favorisez surtout l’immigration d’origine européenne, en laissant de côté les autres étrangers. Or nous faisons tous partie de la même humanité et Dieu est le même pour tous et notre maître à tous. Je suis vraiment très choquée par ce qui se passe dans ce pays, ce qui démoralise tout le monde, et je tenais à vous le dire. Quand je lui lis les deux dernières phrases, elle pousse un soupir, de soulagement me semble-t-il. J’ai l’impression qu’ainsi, elle pense avoir rempli sa mission.
Ai-je rempli la mienne ?
Contrairement à l’épisode avec Monsieur L. (voir le billet précédent), je n’ai pas hésité à écrire ce courrier. Il ne s’agissait pas de déverser du fiel et d’insulter mais de faire part de son profond désarroi et de son incompréhension devant des agissements qui choquaient sa morale. Au final, le fond est à peu près identique - c’est une critique - mais la forme n’a assurément rien à voir !